Ma ville rétrécit…

Article : Ma ville rétrécit…
Crédit: Yoni Rubin wikimedia commons

Ma ville rétrécit…

Vous venez à peine de débarquer ? Vous pensez que vous vous êtes perdu en chemin et que maintenant vous vous retrouvez au milieu de nulle part ? Vous remarquez un tas de boue, de fatras, une flaque d’eau sale et une petite marchande avec des petits lots de ceci cela étalés sur le sol à chaque dix pas environ? Rassurez-vous. Vous n’êtes pas perdu. Ce grand nulle part c’est Port-au-Prince, cette ville perdue au fond des trottoirs et couverte de crasse, de boue et de cette puanteur qui attire les mouches. Vous pourrez alors penser que cette ville là vient à peine de subir une catastrophe naturelle ou n’importe quel autre événement dévastateur. Là encore vous vous trompez grandement. Ce n’est que son quotidien.

Des marchandes qui vendent sur le trottoir à même le sol dans une rue de Port-au-Prince CP: Yoni Rubin wikicommons

Je suis né quelque part à Port-au-Prince, entre un après-midi et un soir qui jouaient à être bête. Je suis né sous un soleil qui marche pieds nus pour se faufiler. J’ai grandi en face du jour. Moi et l’aube, nous avons longtemps échangé nos peaux pour dessiner des pas à la rue Rosa quand le matin voulait tarder dans son creux. Lorsque j’étudiais à l’université d’État d’Haïti, j’ai chaque jour traîné mes pieds dans les rues de Turgeau, de Bois Verna, de l’avenue Christophe et des Champs de mars. Et après, mes semelles ont balayé quotidiennement les rues de Pétion-ville, de Laboule, de Thomassin, de Fermathe et de Kenscoff. Et de toute ma vie, je n’ai jamais été aussi paniqué quand vient l’heure de décrire. Les rues deviennent de plus en plus petites. Les avenues et les boulevards ne rient plus. Et les ruelles se cachent derrière des tas de fatras les uns plus volumineux et plus puants que les autres.

une pile de fatras au virage d’une rue à Port-au-Prince
CP: Florène Alexis avec son accord

Ils cherchent la vie mais ils rétrécissent ma ville

A la vérité, les routes ne portent pas bien leurs noms. Et un trottoir est juste un fil d’asphalte qui n’accepte pas deux pas en même temps. A côté des monts de détritus qui servent de points de repères aux habitants d’un quartier, il y a les marchés qui ne jurent que par la route. La semaine dernière, dans une rue dont je tairai le nom pour ne pas offenser d’autres rues qui pourraient être bien plus haut dans le tableau d’affichage (ici la compétition est sévère côté saleté), une marchande qui étalait ses légumes sur une table, au virage d’un carrefour, poussait des fruits pourris et des restes de choux dans un caniveau quand une moto arrivait à toute vitesse pour la percuter, emportant son balaie à l’autre bout de la rue et déboîtant sa main droite. Le lendemain, elle balayait encore. Sa main était nouée avec un gros mouchoir. « J’ai trois enfants à nourrir et à envoyer à l’école. Il y a un mois de cela, mon mari a fait une grosse chute; il est maçon et il travaillait en hauteur. Ce petit commerce de produits alimentaires, de légumes et de fruits est tout ce que j’ai pour prendre soin de ma famille » m’a t-elle dit. Elle pensait sans doute que je lui en voudrais. Qui pourrait en vouloir à une dame qui cherche la vie au coin de la rue entre des produits alimentaires, des légumes et des fruits qui vont sans doute pourrir comme les rues, comme les trottoirs, comme cette ville ? Mais alors combien de moto freineront assez rapidement pour ne pas causer la mort de plus d’un ?

Et que peuvent-ils faire d’autre, entre territoires perdus et quête de vie…?

Le lendemain de son accident, quand je passais par là, (j’aime marcher), les fatras étaient toujours là. Ils s’accrochaient à la rue comme si leur vie en dépendait. « J’avais ma place au marché dans le centre-ville, et puis les gangs ont commencé à faire des recettes. Nous devions les donner 5000 gourdes par jour. Je ne pouvais pas faire autrement que les payer. Quand nous ne payions pas, ils prenaient de la marchandise en équivalence et parfois plus. Et puis un jour c’était trop dur. Alors j’ai abandonné. Maintenant il n’y a plus de centre-ville » m’a t-elle dit. Je n’ai rien demandé. Je passais par là. Ah!!! triste est le jour. La vie est devenue quelque chose d’autre. Pendant que ceux qui font le métier d’arme à feu jouent à qui aura le pays avant la nuit, que le petit tas de fruits pourris et de reste de choux grandit jusqu’à s’approprier le ciel, les trois enfants de cette dame, son mari et elle, et tout ceux et celles qui ne cessent de courir ont besoin de quelque chose à mettre sous les dents.

Et moi qui voulais être poète… de rue

Je respire mal. Je vis mal. Les quelques lieux de loisirs qui restent encore à ma portée se trouvent sous la crasse. Hier encore je tâtonnais pour trouver un endroit digne de ce nom pour un pique-nique romantique (je suis un malade de belle femme comme de poème) sans succès. Je suis un grand romantique et depuis longtemps je n’ai croisé aucun vers qui ne respire la haine, le mépris, le dégoût, la colère. Aucune chanson d’amour qui n’est empreinte de cette touche crasseuse. 

La crasse a malheureusement fini par nous habiter. Je les vois s’asseoir tranquillement pour manger sur une pile de fatras. L ‘odeur ne les effraye pas. Pourtant le constat est général et alarmant. Mais quelqu’un se préoccupe t-il de cela ? Peu s’en sont plaint malheureusement. L’essentiel c’est de vivre croirait-on. Non. Vivre c’est plus que ça. On ne vit pas sur un tas de détritus. On ne vit pas dans l’odeur puante des ordures. On ne vit pas comme ça. L’essentiel c’est d’exister. Sans faire autre chose. N’a t-on jamais fait autre chose ?

Et après, que fera t-on quand l’aube reprendra sa place? Quand les ordures ne seront plus habitables ? Parce qu’il faudra qu’un jour ma ville retrouve sa grosseur d’origine. Elle doit être ville à nouveau. Entre-temps, je reste chez moi à marcher dans les livres, à me promener avec une prose. Et chaque jour, ma ville devient tellement petite. Tellement.

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Commentaires

Paulmise Corneille
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Entre-temps, je reste chez moi à marcher dans les livres, à me promener avec une prose.

Je te salue sur l'aube également poète !

Ta plume est grosse comme le lendemain, Poète !

Wéné
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Eloquant.
Fier de toi frangin

BAMBA SIAKA DOH OUATTARA
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Tout au long ( de la lecture) de cette fresque poétique, mon sang a arrêté de couler dans mon corps. Mon cœur s'impatientait d'y voir un happy-end.
Bravo.

papiersetc
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Merci frère. Partage ce papier autour de toi. Y en aura d'autres, sois pas trop loin.