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Dégoûtant comme des rats

Hier j’ai vu un rat sortir d’un commissariat. Les policiers qui blaguaient devant le bâtiment n’y ont pas prêté attention. On ne prête pas attention à un rat qui sort d’un commissariat. C’est coutume que des rats sortent des commissariats. C’est coutume qu’ils y habitent même.

CP: papiersetc

Y a deux ou trois mois de cela, je me suis rendu à Carrefour. C’était pour une affaire urgente. La semaine d’avant, j’ai vu deux mecs, pas si mecs que ça mais bon, en train de discuter de leur trajet quotidien. « Je suis obligé de faire le trajet carrefour- pv chaque jour parce que mon gagne-pain est à Pétion-ville. J’ai sept enfants et ma femme à nourrir, et les crédits que je fais c’est qui qui va les payer hein?… » Et l’autre de répliquer, comme s’ils jouaient à qui était plus précaire que l’autre: « moi, ma mère est morte il y a trois mois, mon père est infirme, mes deux petites sœurs et lui sont sous ma responsabilité; je dois me rendre à Laboule chaque jour pour chercher de quoi les maintenir en vie là-bas à Gressier… » Et ils racontaient. Et j’écoutais. J’épiais leur ébauche de vie dans les plaintes qu’ils s’envoyaient en pleine face.

J’ai rien dit à personne. Enfin presque. J’ai rien dit à ma mère, c’est sûr. Elle m’aurait dissuadé de mettre les pieds à Carrefour. On peut pas aller à Carrefour m’aurait-elle dit. Qui va à Carrefour? Personne ne va à Carrefour. Et ceux qui y habitent? aurais-je retorqué. Et puis elle aurait mis toute la rage du monde dans un discours sans fin, plein de reproche, de « e granmoun ou ye » – elle n’acceptera sans doute jamais cette vérité de son vivant – et de toutes les fissures de son cœur de mère que cette phrase « je vais à Carrefour » aurait réveillées. Je peux aller où je veux, sauf à Carrefour, et à Croix des bouquets, et à Cannan, et à… Faut croire que, mon pays et ma ville rétrécissent à un rythme fou. Bref, je ne lui ai rien dit.

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J’ai attendu. Assez longtemps pour être convaincu de vouloir y aller. Et puis, j’ai mis un petit sac en bandoulière sur mon estomac. J’ai pris assez de liquide pour ne pas être bloqué en chemin et pour ne pas en perdre trop si par le plus malheureux des hasards je me faisais prendre par un de ces hommes qui ont pour seul métier de braquer le soleil. Je ne me rappelle pas avoir prié. Et j’ai pris la porte. Direction Carrefour. Un minibus. Pétion-ville / Portail Leôgane. Et un autre. Carrefour. Le chauffeur mis une eternité pour charger le bus. Il n’avait pas de « travayè » avec lui et se fatiguait à appeller « Kafou deyò, kafou deyò ». Les passagers, impatients de rentrer chez eux ou bien de faire cette route et revenir en priant pour que le bon Dieu fait en sorte qu’ils n’aient pas la gâchette facile ce matin, grognaient. Et moi, un peu inquiet – ça faisait des années depuis que j’avais pas pris cette route, environ dix ans; la dernière fois que j’avais pris cette route c’était pour aller à Jacmel, passer quelques jours avec quelques amis de ma promotion à l’INAGHEI – j’essayais de ne pas paniquer. Et puis enfin, le bus démarra.

Sur la route, je ne fis pas attention à grand-chose; beaucoup d’eau sale, un gosse, douze ans max dirais-je, assis sur une chaise en paille, son arme à la main, des commissariats éventrés, un groupe d’hommes armés que le chauffeur paya pour le passage, un grand rien – pendant un long moment, la route et les maisons abandonnées étaient seules avec leurs visages truqués par la sueur et l’agonie des jours – et puis la poussière, la saleté et les braves gens qui se désolent et se résignent à vivre dans ce trou qui, autrefois, portait bien son nom de ville.

Des bestioles d’Etat

Si un jour l’envie vous prenait de marcher, juste comme ça, et que vos chers souffrants vous emmèneraient dans les rues de Bois Verna, juste avant « Kafou ti fou » en descendant, jetez un coup d’œil à droite et vous verrez un bâtiment. C’est le ministère de la communication. Vous verrez peut-être l’écriteau qui chevauche malement le haut du mur pour vous inviter à reconnaître le ministère hachurer de plusieurs lettres par des habits qui prennent leur part de soleil. Bien sûr que le ministère est devenu un abri-permanent-provisoire. Depuis les attaques des hommes armés à carrefour feuilles et les zones avoisinantes, depuis les échanges entre les hommes qui ont légalement le droit de porter une arme et ceux qui se sont donné ce droit, le pays est ainsi fait. Des écoles sont prises d’assaut pour être habitées, et le ministère de la communication est devenu un hôtel, je vous dirais bien combien d’étoile c’est. Un grand bordel. Un bordel d’Etat. Et des rats piaillent, n’en parlons pas, à l’intérieur.

Le pays est fini mon ami. Je n’ai rien à faire ici. Ce sont des rats qui nous dirigent. J’attends mon Biden pour foutre le camp.

BOB

Bob est l’un des deux hommes que j’ai entendu parler, se jetant à la figure leur parcours quotidien. Il a lâché cette dernière phrase, a payé pour son akasan et s’est levé pour aller prendre son bus pour Pétion-Ville pendant que moi j’attendrais encore quelques minutes pour en prendre un pour le chemin inverse.

Le soleil se lève, le reste on s’en fout

Pendant l’année scolaire écoulée, un ami m’a dit que son école était occupée par des personnes venues de tout part, refusant de déloger. Il a raté plusieurs mois de classe et n’a commencé à suivre des cours que mi-mars. Ces gens qui ont investi les espaces publiques: écoles et autres établissements, sont pour la plupart des personnes qui ont fui leurs maisons. « Ayiti s on peyi kouri ». Le pays va bien. Le soleil se lève. C’est à se demander s’ils sont normaux ces gens. Et des rats sortent des écoles, habitées désormais, des bibliothèques, des ministères, des bâtiments publics, de partout. Le jour n’a jamais été si pourri.


Le confident, un roman qui coule

Et si votre mère n’était pas votre mère? Et si votre histoire n’était pas votre histoire? Et si votre vie n’était pas votre vie? Et si tout de ce que vous avez vécu, connu de vous même n’était, en réalité, qu’une histoire tissée dans le désespoir de quelqu’un qui a voulu sa part de soleil dans une vie broyée d’ombre? Et si un bon matin tout ceci vous éclate au visage?

Lecteur, lecture. CP: Iwaria

Parfois, on tombe sur les bonnes choses quand on n’y prête pas attention ou bien quand on s’y attend le moins. Y a quelques années de cela, je suis tombé sur un roman. Je l’ai lu d’un trait. Et il m’a plu, immédiatement. C’était comme quand j’ai lu « l’impure » pour la première fois. J’ai été tout simplement admiratif devant ce roman. Les choix si simples de Guy des Cars, sa façon d’écrire. Il m’a fallu cependant retombé sur ce livre, le lire d’un trait, encore, pour enfin saisir quelques miettes d’une histoire d’amour et de haine qui, après des années, venait chambouler l’existence d’une jeune femme et lui raconter sa vie, la vraie, à travers plusieurs lettres les unes avec beaucoup plus d’intrigues que les autres. Sur fond de deuxième guerre mondiale, avec une main de maître, Helène Gremillon nous offre une quête de vérité à travers l’histoire de Camille/Louise. Rien n’est vrai. Rien n’est faux. Tout est possible à travers les lignes.

Jusqu’à ce que la dernière page nous sépare

Quatrième de couverture du roman d’Hélène Gremillon. Le confident. CP: papiersetc

Ce qui me fait aimer un livre, c’est d’abord le suspense. Autant que le suspense est fort, autant que je me tends à l’histoire afin qu’elle m’amène vite mais surtout sans laisser miette. L’impatience, un défaut que j’apprécie, chez les autres comme chez moi. Je suis patient seulement avec un bon livre. Vous me verrez alors m’asseoir, comme ce chien affamé, avide de chair, pour s’épargner un peu de faim. Helène sait comment me tenir en laisse. Chaque lettre renferme quelque chose que le lecteur n’aurait pas soupçonner avant. De l’enfant qu’était Annie jusqu’à ce quelle devienne une pute, mais quelle route, mais que d’énigmes et de mystères. Pour Camille/Louise, comme pour le lecteur. Elle (l’auteure) nous met dans la peau de la jeune femme qui vient de perdre sa mère pour nous emmener à chercher avec elle. Pour aller jusqu’au bout. C’est un roman policier qui n’en est pas un.


Et ensuite, il y a cette répétition dans les chapitres, dans les phrases. C’est un roman écrit deux fois dans le même livre. C’est là ma deuxième façon d’aimer un livre. La façon d’écrire de l’auteur. Dans ces si longues lettres, on ne se perd jamais en chemin. Et tout en douceur, des phrases pour nous rappeler qu’un roman peut être chasseur de poème également. Pour nous rappeler qu’un roman est chasseur de poème également. Faut croire que, toujours, le poème veille. Je me souviens avoir participé à un atelier d’écriture poétique avec Bonel Auguste, sacré poète qu’il est. Pour lui, l’image est signature de la poésie, le désordre, le chaos qui fait la beauté de l’écrit. Je crois que ça vient de là, en partie, mon émerveillement devant une phrase que “m te dwe jwenn avan”, comme nous avions l’habitude de dire quand l’un de nous accouchait une image digne du poème.


Pour finir, y a cette part de folie dans chaque personnage. Annie est folle pour avoir suggéré. Madame M. est folle pour avoir accepté. Son mari est fou pour avoir succombé. Et les domestiques sont fous (qu’auraient-ils pu faire?) pour avoir pris part à tout ça. Comme si Hélène savait mon admiration devant tout ce qui est fou, elle a su me parler dans cette histoire où les personnages qu’elle nous confie savent comment faire.

Y a de ces livres qu’on a envie de fermer qu’à la dernière page (tout en se demandant s’il ne pouvait pas y en avoir d’autres).

Un roman tiré à hauteur d’homme

Etre égoïste c’est s’élever au niveau de la race humaine. C’est oser trahir, briser, et même tuer pour ce qu’on a toujours voulu avoir. Madame M est le parfait exemple de l’être humain qui se bat pour une cause, écartant tout au passage. Si vous lisez ce livre avec un œil humain, vous verrez que chacun à son madame M. caché quelque part au fond. Cette part qui n’a peur de rien pour obtenir. Vous l’avez peut-être recouvert d’un peu de douceur, d’un peu d’amour, d’un peu de crainte, d’un peu de conviction, de foi (je ne sais pas en quoi ni en qui). Croyez-vous que Madame M. n’a pas aimé ? Elle ne croyait pas? Etre humain c’est peut-être s’assurer d’avoir ce qu’on a mérité. Qui sait?
Les écrivains sont des artistes qui élèvent le mot au niveau du pinceau. L’inverse est aussi vrai. Mais, n’en parlons pas. Le confident a reçu plusieurs prix littéraires. Je sais désormais pourquoi.


Un long poème… d’amour

A la mesure de la défaite. Aux rues métissées qui arrachent les branches impardonnables. Aux fenêtres invertébrées radotant ce pays fou. Aux fards qui oublient leurs béquilles, aux couleurs naufragés, pâles, sur la bouche. A ce chant rouillé, le torse truffé de cartouches les unes plus belles que les autres. A ce refrain qui donne son pubis à l’urgence et qui part en courant la main dans l’énigme. Aux égouts qui ne ferment la bouche que pour mieux avaler nos soleils. Je n’ai pas mieux que ces dédicaces pour jeter un poème sur la toile. Rassurez-vous, c’est un poème d’amour. Ici, on aime à mort. La preuve, on tue au lever du jour, en rayant au passage le chant du coq. On tue à la nuit tombée, pour répandre pelure d’étoile dans la paume des enfants que l’on raconte un pays qui n’a pas survécu à la naissance. Ici, on pardonne guère à la vie. On tue pour la syllabe fermentée. Pour la cloche qui bâille on tue. On tue comme on efface une faute d’orthographe. Tuer est devenu un réflexe d’homme. Un geste à faire incessamment. Ici, on pardonne guère à la vie. Ah la vie! Cette saison vorace qui n’a jamais trouvé bonne pointure. On m’a pourtant dit qu’elle est plus belle cette rature. En faite, elle l’était. J’ai raté le pays. Alors j’invente. Un pays qui pousse sur du papier blanc, sa chute à portée de main. Des hoquets sans fémurs, sans sabots, avec des pieds fins, prêts à décapiter mes blessures. Ses blessures qui me tiennent compagnie. Un pays sans pâturage. Vol d’oiseau et versets invalides à hauteur d’homme. Des morceaux d’ombre qu’on arrache aux arbres pour mesurer le silence de la faille en sourdine. Eux ils s’en vont. Ils s’en vont pour le poème sans coït d’une autre terre. Ils s’en vont pour se vanter d’avoir mordu la houppe assez longtemps pour berner la douleur. Ils s’en vont pour mieux mourir. Rire. Pleur. Soupir. Soupir. Pleur. Rire. J’ai raté le pays. Alors j’invente. J’invente des morceaux de nuit au creux de ma main pour oublier les dédales du jour. Je tricote des bouts d’île sur tout hasard étoilé qu’on pourrait rencontrer sur la route. Et des colibris viennent s’asseoir, leur vol d’oiseau à la main, pour m’aider à suturer mes blessures. Les seuls amis que j’ai depuis bien trop longtemps.

La vie est un passage entre deux allumettes. Mon pays est un passage entre deux allumettes. Et ceux qui s’y trouvent, par erreur ou par hasard, comme dirait l’autre, ne font que passer. Qui pourrait choisir de se trouver ici ? Qui choisirait de passer par-là ? Délires. Idiotie. Personne ne choisirait ce pays pour vivre, ou même pour passer. Et ils passent vite. Et ils prient pour passer vite. Seuls les cris mouillés, seule l’ombre au front plissé, seul le miroir qui pointe du doigt pour démentir l’érection du soleil, seuls des mains quelconques, parce que la poussière a fait un grand détour par leurs danses bossues, eux seuls habitent ce pays avec certitude. Personne d’autre ne prend cette terre comme prétexte. Tous, ils passent, ils passent vite. Ou bien ils sont certains de passer ou de ne plus vouloir rester.

Un poème d’amour n’est pas forcément un collier d’herbe frais posé sur la marge. Un poème d’amour n’est pas seulement murmure brûlé au bout des doigts. La gentillesse des dieux dans un matin sans profil m’a tellement rebondis à la face. Alors j’ai essayé de poindre ma part d’opprobre aux quatre coins de l’indécence du miroir. Et j’ai reçu en pleine face ce que l’atome a lynché au croisement de l’ultime vacarme. Un poème d’amour… qui n’en est pas un.


L’inconnue de la bibliothèque

Avez-vous jamais fait une pause pour regarder à côté de vous, pour jeter un simple coup d’œil et vous reconnaître en quelqu’un? Vous connaissez-vous assez pour vous apprécier dans l’autre? Je me suis souvent dis qu’elle est stupide la vie, et je maintiens que la vie est stupide. Néanmoins, un détail, un simple détail peut tout changer. Illusion peut-être, qui sait? Une personne, un jour, un lieu, un livre, un regard, une peau noir, un rien peut vous faire ralentir et apprécier ce qu’il y a de mieux entre la parenthèse. Et ça aura le mérite de vous faire regarder d’une autre façon. Je vous parlerai sans doute d’une inconnue dans ce papier. Mais peut-être qu’en réalité, au fond, je vous parlerai de moi.

Jour 1

J’avais dans ma main ce roman « Les jumelles de la rue Nicolas ». Ah cette femme! Ah ce livre! A travers cette quête d’identité, le fait de se retrouver dans l’autre, elle nous guide, nous perd en chemin, et nous retrouve au bout du récit avec ces deux marasa. A côté de moi, elle était là, les yeux rivés sur un bouquin volumineux qui portait pour tout titre « My life ». Et elle n’a presque jamais levé la tête. Deux bagues à la main gauche, l’une à l’index, un papillon, l’autre à l’annulaire, une bague dans le pouce de la main droite, un pendentif à son cou, elle secouait ses pieds, move mès dirait ma mère. Sa peau était lisse, je l’sentait. On sent quand une peau est lisse. Elle avait pour toute rature une paille blanche sur son bras gauche. Pendant un moment, je me suis dis qu’il fallait qu’elle l’enlève, elle devait être parfaite. Et puis j’ai immédiatement compris que cette tache devait rappeler la faille, l’imperfection, ce qu’il y a d’humain dans ce tableau tellement parfait. Et ses yeux la plupart du temps rivés sur ce qu’elle lisait, et mes yeux la plupart du temps rivés sur elle. Elle me parlait dans l’indifférence de son corps. Elle me racontait.

Jour 2

Page de couverture de Anthologie secrète, Carl Brouard, CP: Papiersetc

Simple, sans bague à ses doigts, seulement ce pendentif à son cou. Devant elle, son PC, acer comme le mien ,son Androïd à la main. Elle riait. Elle riait en fixant l’écran de son téléphone. Elle riait, comme quelqu’un qui avait épuisé un cursus « comment rire avec grâce ». Elle riait et ça m’agaçait un peu de ne pas savoir ce qui la faisait rire ou bien parce que moi même je ne riais pas. J’étais un peu enchanté parce que je ne pouvais pas savoir ce qu’elle lisait. On lit souvent ce qui nous définit ou ce qu’on veut qui nous définisse, et je ne devais savoir rien d’elle. Elle devait rester l’inconnue de la bibliothèque. « Ou ka ban m on ti leu svp »? « E pa nan chaj ou ta pral met laptop ou? » Deux questions. Et j’ai répondu. Rien de plus. L’inconnu est parfois excitant. L’orsqu’on connaît la fin du film, on n’s’y intéresse plus. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je n’aime pas regarder un film avec ma mère. Elle veut toujours savoir la fin avant la fin. Ah les grandes personnes! Elles anticipent et gâchent tout. Quand j’étais gamin, le voyage était toujours plus intéressant que la destination. J’aime pas les enfants, rassurez-vous. Je les déteste même, et pas qu’un peu. Mais ils sont bien à être ce qu’ils sont, des êtres miniatures qui s’en foutent, qui n’ont d’occupations que de s’en foutre et de vivre l’extase d’un voyage plus que l’envie d’en arriver à la fin. Alors j’ai pas suivi ce courant. Je n’ai rien dit de plus. Et j’ai continué à feuilleté les pages de l’Anthologie secrète qui était dans ma main.

Jour.s autre.s…

Je ne me suis pas assis à côté d’elle ce matin-là. Mais j’ai gardé un œil sur elle. Et tous les autres matins étaient comme ça. Elle était là, j’étais là, nous étions là à partager l’espace, à partager les chuchotements, à partager le bruit de la porte qui grinçait pour laisser rentrer ou sortir un enfant, un ado, pour laisser passer ce couple heureux qui voulait sans doute se retrouver quelque part où ils pourraient être seuls pour s’embrasser, se serrer l’un contre l’autre pour ne rien laisser passer entre leurs corps. Nous étions là à partager ces tables qui abritent les livres, leurs histoires de jumelles et de « life », les rues Nicolas, les silences. Nous étions là à partager ce pays, morceau de terre et de quotidien à poils dans le bas-ventre d’un lieu suffocant. Parce qu’en réalité tout est une question de partage. On partage nos pas et nos lieux pour aller vers la grande chute.

Quand je vous parle de vous, je vous parle de moi…

Nous sommes tous des inconnus, des anonymes. Voilà ce que nous partageons tous. Un matin, je me suis réveillé et j’ai commencé à regarder les gens qui passent. Tous ils avaient en tête d’aller quelque part, de faire quelque chose, d’utile dira-t-on, en tout cas sur le coup ça l’était ( c’est toujours utile sur le coup). Et tous ils se ressemblaient dans leur quotidien. A ne pas sourire, on rate l’essentiel, et ils ne l’ont sûrement pas compris. Alors le lendemain, je me suis dis que j’allais passer ma journée à penser à quelques détails. Lire un roman, un recueil de poèmes c’est se balader. L’inverse est aussi vrai. Rencontrer quelqu’un, c’est lire un bon livre et se balader en même temps. J’ai rencontré cette magnifique personne qui m’a fait tomber amoureux de quelque chose qui est peut-être plus grand que la vie. Le monde est inconnu. Et tous nous partiront un jour en le laissant inconnu de lui même. Alors avant la dernière danse, le dernier regard, le dernier pas du nuage gris, peut-être qu’il faudrait qu’on fasse une pause, qu’on rencontre un.e inconnu.e et qu’on aide le monde à se connaître un peu plus. Et peut-être, qu’on devrait prendre le temps de nous retrouver dans l’autre. Parce que tous nous partageons ce détail du monde. L’inconnu.


Ma ville rétrécit…

Vous venez à peine de débarquer ? Vous pensez que vous vous êtes perdu en chemin et que maintenant vous vous retrouvez au milieu de nulle part ? Vous remarquez un tas de boue, de fatras, une flaque d’eau sale et une petite marchande avec des petits lots de ceci cela étalés sur le sol à chaque dix pas environ? Rassurez-vous. Vous n’êtes pas perdu. Ce grand nulle part c’est Port-au-Prince, cette ville perdue au fond des trottoirs et couverte de crasse, de boue et de cette puanteur qui attire les mouches. Vous pourrez alors penser que cette ville là vient à peine de subir une catastrophe naturelle ou n’importe quel autre événement dévastateur. Là encore vous vous trompez grandement. Ce n’est que son quotidien.

Des marchandes qui vendent sur le trottoir à même le sol dans une rue de Port-au-Prince CP: Yoni Rubin wikicommons

Je suis né quelque part à Port-au-Prince, entre un après-midi et un soir qui jouaient à être bête. Je suis né sous un soleil qui marche pieds nus pour se faufiler. J’ai grandi en face du jour. Moi et l’aube, nous avons longtemps échangé nos peaux pour dessiner des pas à la rue Rosa quand le matin voulait tarder dans son creux. Lorsque j’étudiais à l’université d’État d’Haïti, j’ai chaque jour traîné mes pieds dans les rues de Turgeau, de Bois Verna, de l’avenue Christophe et des Champs de mars. Et après, mes semelles ont balayé quotidiennement les rues de Pétion-ville, de Laboule, de Thomassin, de Fermathe et de Kenscoff. Et de toute ma vie, je n’ai jamais été aussi paniqué quand vient l’heure de décrire. Les rues deviennent de plus en plus petites. Les avenues et les boulevards ne rient plus. Et les ruelles se cachent derrière des tas de fatras les uns plus volumineux et plus puants que les autres.

une pile de fatras au virage d’une rue à Port-au-Prince
CP: Florène Alexis avec son accord

Ils cherchent la vie mais ils rétrécissent ma ville

A la vérité, les routes ne portent pas bien leurs noms. Et un trottoir est juste un fil d’asphalte qui n’accepte pas deux pas en même temps. A côté des monts de détritus qui servent de points de repères aux habitants d’un quartier, il y a les marchés qui ne jurent que par la route. La semaine dernière, dans une rue dont je tairai le nom pour ne pas offenser d’autres rues qui pourraient être bien plus haut dans le tableau d’affichage (ici la compétition est sévère côté saleté), une marchande qui étalait ses légumes sur une table, au virage d’un carrefour, poussait des fruits pourris et des restes de choux dans un caniveau quand une moto arrivait à toute vitesse pour la percuter, emportant son balaie à l’autre bout de la rue et déboîtant sa main droite. Le lendemain, elle balayait encore. Sa main était nouée avec un gros mouchoir. « J’ai trois enfants à nourrir et à envoyer à l’école. Il y a un mois de cela, mon mari a fait une grosse chute; il est maçon et il travaillait en hauteur. Ce petit commerce de produits alimentaires, de légumes et de fruits est tout ce que j’ai pour prendre soin de ma famille » m’a t-elle dit. Elle pensait sans doute que je lui en voudrais. Qui pourrait en vouloir à une dame qui cherche la vie au coin de la rue entre des produits alimentaires, des légumes et des fruits qui vont sans doute pourrir comme les rues, comme les trottoirs, comme cette ville ? Mais alors combien de moto freineront assez rapidement pour ne pas causer la mort de plus d’un ?

Et que peuvent-ils faire d’autre, entre territoires perdus et quête de vie…?

Le lendemain de son accident, quand je passais par là, (j’aime marcher), les fatras étaient toujours là. Ils s’accrochaient à la rue comme si leur vie en dépendait. « J’avais ma place au marché dans le centre-ville, et puis les gangs ont commencé à faire des recettes. Nous devions les donner 5000 gourdes par jour. Je ne pouvais pas faire autrement que les payer. Quand nous ne payions pas, ils prenaient de la marchandise en équivalence et parfois plus. Et puis un jour c’était trop dur. Alors j’ai abandonné. Maintenant il n’y a plus de centre-ville » m’a t-elle dit. Je n’ai rien demandé. Je passais par là. Ah!!! triste est le jour. La vie est devenue quelque chose d’autre. Pendant que ceux qui font le métier d’arme à feu jouent à qui aura le pays avant la nuit, que le petit tas de fruits pourris et de reste de choux grandit jusqu’à s’approprier le ciel, les trois enfants de cette dame, son mari et elle, et tout ceux et celles qui ne cessent de courir ont besoin de quelque chose à mettre sous les dents.

Et moi qui voulais être poète… de rue

Je respire mal. Je vis mal. Les quelques lieux de loisirs qui restent encore à ma portée se trouvent sous la crasse. Hier encore je tâtonnais pour trouver un endroit digne de ce nom pour un pique-nique romantique (je suis un malade de belle femme comme de poème) sans succès. Je suis un grand romantique et depuis longtemps je n’ai croisé aucun vers qui ne respire la haine, le mépris, le dégoût, la colère. Aucune chanson d’amour qui n’est empreinte de cette touche crasseuse. 

La crasse a malheureusement fini par nous habiter. Je les vois s’asseoir tranquillement pour manger sur une pile de fatras. L ‘odeur ne les effraye pas. Pourtant le constat est général et alarmant. Mais quelqu’un se préoccupe t-il de cela ? Peu s’en sont plaint malheureusement. L’essentiel c’est de vivre croirait-on. Non. Vivre c’est plus que ça. On ne vit pas sur un tas de détritus. On ne vit pas dans l’odeur puante des ordures. On ne vit pas comme ça. L’essentiel c’est d’exister. Sans faire autre chose. N’a t-on jamais fait autre chose ?

Et après, que fera t-on quand l’aube reprendra sa place? Quand les ordures ne seront plus habitables ? Parce qu’il faudra qu’un jour ma ville retrouve sa grosseur d’origine. Elle doit être ville à nouveau. Entre-temps, je reste chez moi à marcher dans les livres, à me promener avec une prose. Et chaque jour, ma ville devient tellement petite. Tellement.