Dégoûtant comme des rats

Article : Dégoûtant comme des rats
Crédit: wikicommons
9 septembre 2024

Dégoûtant comme des rats

Hier j’ai vu un rat sortir d’un commissariat. Les policiers qui blaguaient devant le bâtiment n’y ont pas prêté attention. On ne prête pas attention à un rat qui sort d’un commissariat. C’est coutume que des rats sortent des commissariats. C’est coutume qu’ils y habitent même.

CP: papiersetc

Y a deux ou trois mois de cela, je me suis rendu à Carrefour. C’était pour une affaire urgente. La semaine d’avant, j’ai vu deux mecs, pas si mecs que ça mais bon, en train de discuter de leur trajet quotidien. « Je suis obligé de faire le trajet carrefour- pv chaque jour parce que mon gagne-pain est à Pétion-ville. J’ai sept enfants et ma femme à nourrir, et les crédits que je fais c’est qui qui va les payer hein?… » Et l’autre de répliquer, comme s’ils jouaient à qui était plus précaire que l’autre: « moi, ma mère est morte il y a trois mois, mon père est infirme, mes deux petites sœurs et lui sont sous ma responsabilité; je dois me rendre à Laboule chaque jour pour chercher de quoi les maintenir en vie là-bas à Gressier… » Et ils racontaient. Et j’écoutais. J’épiais leur ébauche de vie dans les plaintes qu’ils s’envoyaient en pleine face.

J’ai rien dit à personne. Enfin presque. J’ai rien dit à ma mère, c’est sûr. Elle m’aurait dissuadé de mettre les pieds à Carrefour. On peut pas aller à Carrefour m’aurait-elle dit. Qui va à Carrefour? Personne ne va à Carrefour. Et ceux qui y habitent? aurais-je retorqué. Et puis elle aurait mis toute la rage du monde dans un discours sans fin, plein de reproche, de « e granmoun ou ye » – elle n’acceptera sans doute jamais cette vérité de son vivant – et de toutes les fissures de son cœur de mère que cette phrase « je vais à Carrefour » aurait réveillées. Je peux aller où je veux, sauf à Carrefour, et à Croix des bouquets, et à Cannan, et à… Faut croire que, mon pays et ma ville rétrécissent à un rythme fou. Bref, je ne lui ai rien dit.

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J’ai attendu. Assez longtemps pour être convaincu de vouloir y aller. Et puis, j’ai mis un petit sac en bandoulière sur mon estomac. J’ai pris assez de liquide pour ne pas être bloqué en chemin et pour ne pas en perdre trop si par le plus malheureux des hasards je me faisais prendre par un de ces hommes qui ont pour seul métier de braquer le soleil. Je ne me rappelle pas avoir prié. Et j’ai pris la porte. Direction Carrefour. Un minibus. Pétion-ville / Portail Leôgane. Et un autre. Carrefour. Le chauffeur mis une eternité pour charger le bus. Il n’avait pas de « travayè » avec lui et se fatiguait à appeller « Kafou deyò, kafou deyò ». Les passagers, impatients de rentrer chez eux ou bien de faire cette route et revenir en priant pour que le bon Dieu fait en sorte qu’ils n’aient pas la gâchette facile ce matin, grognaient. Et moi, un peu inquiet – ça faisait des années depuis que j’avais pas pris cette route, environ dix ans; la dernière fois que j’avais pris cette route c’était pour aller à Jacmel, passer quelques jours avec quelques amis de ma promotion à l’INAGHEI – j’essayais de ne pas paniquer. Et puis enfin, le bus démarra.

Sur la route, je ne fis pas attention à grand-chose; beaucoup d’eau sale, un gosse, douze ans max dirais-je, assis sur une chaise en paille, son arme à la main, des commissariats éventrés, un groupe d’hommes armés que le chauffeur paya pour le passage, un grand rien – pendant un long moment, la route et les maisons abandonnées étaient seules avec leurs visages truqués par la sueur et l’agonie des jours – et puis la poussière, la saleté et les braves gens qui se désolent et se résignent à vivre dans ce trou qui, autrefois, portait bien son nom de ville.

Des bestioles d’Etat

Si un jour l’envie vous prenait de marcher, juste comme ça, et que vos chers souffrants vous emmèneraient dans les rues de Bois Verna, juste avant « Kafou ti fou » en descendant, jetez un coup d’œil à droite et vous verrez un bâtiment. C’est le ministère de la communication. Vous verrez peut-être l’écriteau qui chevauche malement le haut du mur pour vous inviter à reconnaître le ministère hachurer de plusieurs lettres par des habits qui prennent leur part de soleil. Bien sûr que le ministère est devenu un abri-permanent-provisoire. Depuis les attaques des hommes armés à carrefour feuilles et les zones avoisinantes, depuis les échanges entre les hommes qui ont légalement le droit de porter une arme et ceux qui se sont donné ce droit, le pays est ainsi fait. Des écoles sont prises d’assaut pour être habitées, et le ministère de la communication est devenu un hôtel, je vous dirais bien combien d’étoile c’est. Un grand bordel. Un bordel d’Etat. Et des rats piaillent, n’en parlons pas, à l’intérieur.

Le pays est fini mon ami. Je n’ai rien à faire ici. Ce sont des rats qui nous dirigent. J’attends mon Biden pour foutre le camp.

BOB

Bob est l’un des deux hommes que j’ai entendu parler, se jetant à la figure leur parcours quotidien. Il a lâché cette dernière phrase, a payé pour son akasan et s’est levé pour aller prendre son bus pour Pétion-Ville pendant que moi j’attendrais encore quelques minutes pour en prendre un pour le chemin inverse.

Le soleil se lève, le reste on s’en fout

Pendant l’année scolaire écoulée, un ami m’a dit que son école était occupée par des personnes venues de tout part, refusant de déloger. Il a raté plusieurs mois de classe et n’a commencé à suivre des cours que mi-mars. Ces gens qui ont investi les espaces publiques: écoles et autres établissements, sont pour la plupart des personnes qui ont fui leurs maisons. « Ayiti s on peyi kouri ». Le pays va bien. Le soleil se lève. C’est à se demander s’ils sont normaux ces gens. Et des rats sortent des écoles, habitées désormais, des bibliothèques, des ministères, des bâtiments publics, de partout. Le jour n’a jamais été si pourri.

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